Evolution, 2001-2005, séries photographiques réalisées au moyen format 6x6, chambre ou 24x36. Format variable en fonction de l’évolution  du nombre de personnages Playmobil.

Article de Daniel Rothbart, NY Art Magazine, cliquez ici.

Couverture de la revue littéraire sur les arts de l’image La voix du regard, cliquez ici.

Yann Delacour et l’entreprise Playmobil,

une interdépendance réinventée

par Nathalie Delbard




Un premier regard sur les photographies de Playmobils de Yann Delacour nous ramène inévitablement, même pour un court instant, dans le monde de l’enfance et du jeu. Devant l’image familière de la célèbre figurine et de ses mises en situation ludiques, le spectateur peut même retrouver un certain plaisir à observer ces petits bonshommes se positionner et s’organiser dans l’espace domestique. Non sans humour, Yann Delacour reconduit ces gestes de l’enfance qui consistent, patiemment, à placer et replacer quelques jouets au sein de l’univers quotidien (la chambre, le jardin…) pour le transformer en théâtre du monde. Ses mises en scènes photographiques, empruntant aux tactiques militaires - le soldat nordique constitue l’unique personnage de la gamme playmobil utilisé par l’artiste - convoquent à merveille un tel imaginaire. C’est ainsi que tout un panel de postures se déploient dans la représentation. Rassemblement des troupes (les Playmobils s’alignent), missions spéciales (seuls quelques uns s’aventurent vers "l’inconnu"), stratégies d’attaques ou de replis jusqu’à ce que mort s’en suive (dans sa série « évolution 2 », un playmobil flotte tragiquement dans la cuvette des toilettes), les saynètes se multiplient et se succèdent sans hiérarchie distincte, sans chronologie spécifique, dans ce désordre jubilatoire qui appartient en propre à l’espace de la simulation. A travers la réactivation de comportements types de l’enfance, l’artiste semble donc vouloir renouer avec une certaine innocence, qui fait retour dans le réel par la seule présence de l’image.

La part immergée de l’iceberg

Néanmoins, il s’agit de bien comprendre le sens d’une telle réminiscence ; l’erreur serait de n’y déceler qu’un principe incitatif dont la photographie se ferait le relais plus ou moins nostalgique. C’est au contraire sur ce point que bascule toute la complexité de l’œuvre, car l’innocence suggérée n’a de poids que par sa disjonction au réel, par l’écart instauré entre l’image du jouet et le "monde des adultes" qui la reçoit. De fait, Yann Delacour se souvient, petit, avoir joué aux Playmobils ; mais aujourd’hui, c’est un regard lucide qu’il veut adopter, afin d’explorer les coulisses et de mettre à jour les enjeux cachés de l’entreprise. C’est là précisément que se cristallise toute une part de son activité artistique. « L’art actuel ne se déploie pas lors du surgissement de l’œuvre, mais tout au long d’une conduite processuelle de création ; sa finalité est coextensive au processus » nous dit Stephen Wright. Dans cette perspective, il s’avère donc nécessaire de reconsidérer certaines pratiques contemporaines à l’aune d’un mouvement engagé sur le long terme, tissant des liens singuliers avec le réel et dont la finalité dépasse la seule matérialité de l’objet-œuvre traditionnel (la photographie, en l’occurrence). Ainsi, chez Yann Delacour, il est essentiel de réenvisager l’image à travers ses conditions d’émergence spécifiques, qui la lient définitivement à l’activité économique du groupe Playmobil. En premier lieu, les accords passés avec le département marketing de l’entreprise, qui engagent cette dernière à fournir sans frais de nouvelles figurines une fois les photographies des précédentes exposées, scellent la relation sur un véritable principe d’interdépendance, obligeant l’entreprise comme l’artiste. On imagine dès lors aisément combien la lecture de chaque « évolution », par la mise en abîme de ses modalités d’existence et par la force de synergie générée, se charge d’une résonance plus pesante. Le choix même du soldat nordique, dont "l’ennemi" reste invisible dans l’image, et dont on ne sait finalement jamais clairement à quoi rime les postures militaires, devient l’emblème d’un conflit intérieur à l’issue incertaine. Stratégies militaires et publicitaires se mêlent ainsi l’une à l’autre, et multiplient leurs échos. Qui plus est, l’artiste ayant décidé d’agrandir ses formats à chaque nouvel arrivage de Playmobils, le dispositif se voit à son tour pris dans les rouages d’une interpénétration toujours plus évidente. Plus de soldats (livraison de 900 boîtes en juillet 2002), plus de surface photographique, et plus d’attention à porter au processus engagé : le jeu revêt une tournure inquiétante par la « consommation pathologique » mise en place (et désignée comme telle par l’artiste), la quantité de soldats constituant une présence agressive croissante. S’il est vrai que « tout usage expérimental ou critique d’un médium met en jeu des problèmes non seulement formels mais aussi sociaux et moraux » , la force exponentielle du format est donc des plus pertinentes, le jouet perdant son innocence à travers sa propre prolifération photographique. Au bout du compte, la représentation reprend un sens actif, incisif, justifié par son activité souterraine ; loin des seules préoccupations esthétiques, la forme artistique est pensée en étroite relation avec son objet d’investigation (de l’image à l’image de marque notamment). Dès lors, c’est parce que ses évolutions tissent un lien de cause à effet avec la logique commerciale de l’entreprise, que la photographie peut ouvrir notre regard à une réalité économique habituellement intouchable.

En temps réel

Et ce qui permet à Yann Delacour d’accéder à un monde généralement peu enclin à l’intrusion, c’est sa capacité à œuvrer de l’intérieur même du système, de manière quasi parasitaire, sans confrontation directe. Loin de se poser en inquisiteur, l’artiste considère au contraire l’entreprise comme produit artistique spécifique, dont il s’agit d’assimiler les règles avant de les réinvestir, en jouant le jeu de l’imbrication réciproque. « Les artistes les plus lucides sont ceux qui se sont installés dans la réalité, qui la travaillent depuis l’intérieur à petits coups de pic, à contresens de l’idéologie du monument ou de l’œuvre majeure prétendument incarnatrice de vérité ou de justice », confirme Ardenne. Dans la mesure où « ni l’art en tant que tel ni l’acte politique ne sont en tout, par lui, accomplis », il s’agit de sortir de l’impasse utopique de la toute-puissance artistique, par une stratégie de terrain qui garde la mesure de son influence effective. Avec une certaine modestie, la trajectoire artistique de Yann Delacour se construit ainsi au jour le jour, au cœur de l’entreprise, en prise directe avec le réel. Sa requête d’obtention d’un atelier au sein même du siège français (l’entretien avec le responsable marketing faisant en soi l’objet d’un film) va d’ailleurs dans le sens d’un processus qui s’ancre graduellement dans la structure économique de Playmobil. Comme le dit l’artiste lui-même, le devenir de l’œuvre se joue « en temps réel », dans l’urgence d’une activité sans cesse à réinventer, à travers une immédiateté qui devient paradoxalement la seule voie offerte comme garantie de durée. Faisant fi, au passage, de toute notion de projet, dans la mesure où tout est question d’adaptabilité, c’est dans un processus en mouvement, intuitif, réactif, que l’artistique se reforme perpétuellement. Du coup, parce que rien n’est acquis d’avance, parce que l’équilibre inédit instauré entre art et entreprise peut à tout instant basculer, c’est sur un fil ténu que Yann Delacour s’aventure. Bien sûr, pas à pas, tandis qu’augmente le nombre de soldats en sa possession, l’artiste poursuit son insertion au sein du groupe Playmobil, resserrant du même coup les liens d’interdépendance. Cependant, aux prémisses d’un processus sensé se densifier au fil des années, il s’agit de souligner la disproportion du rapport de force engagé. La proximité choisie par l’artiste peut en effet légitimement faire craindre une sorte de dissolution de l’œuvre en cours, happée par un système marketing et économique puissant (l’entreprise faisant preuve en outre d’une vigilance accrue).

En cela, le travail de Yann Delacour procède d’une réelle prise de risque, mais qui lui confère justement toute sa lumière. D’abord, parce qu’il réside un véritable suspens quant à l’issue de cet inéquitable bras de fer, rendant l’intrigue passionnante ; ensuite, parce qu’un tel déséquilibre  - si l’on considère qu’il s’agit d’un individu isolé face à un groupe financier dans son entier - révèle la singularité d’une démarche plus motivée par la curiosité que le profit, car strictement non monnayable (à aucun moment, l’artiste ne touche d’argent de la part de Playmobil). L’un des atouts majeurs de Yann Delacour, et qui vient doucement miner les stratégies commerciales d’usage, c’est donc la nature de son ambition, qui conserve justement des proportions d’enfant. D’une certaine manière, c’est la valeur artistique elle-même qui fausse les règles du jeu, et ce dès le départ (il est clair notamment, qu’entre l’impact publicitaire généré et les boîtes Playmobil offertes en contre-partie, l’échange demeure totalement arbitraire). A travers cette non-équivalence, c’est en fait un rêve qui persiste, une relation affective qui se joue, garde-fou d’une totale absorption de l’œuvre dans une réalité économique dominante. Dans sa fragilité comme dans sa capacité de résistance, c’est là que le processus parvient à toucher au plus profond, en réinjectant du désintéressement face aux seules valeurs marchandes, et en rappelant que Playmobil, avant d’être un investissement, reste un jouet destiné aux enfants. Dans ces conditions, prendre le risque du frottement, de l’enchevêtrement entre art et économie, s’avère plus que jamais nécessaire : à l’instar de Yann Delacour remontant à la source de son univers d’enfance, il est parfois bon de savoir regarder derrière nos représentations familières, voir ce qui se trame finalement de l’autre côté d’une image - la plus anodine, la plus rassurante soit-elle.

Nathalie Delbard